Le souvenir de la guerre de 1870-1871 à Luçon

Article écrit par Monsieur Wiliaume en 2019.

L’un, situé sur une place publique, en face de la cathédrale, dans un endroit très fréquenté, est le fruit de l’effort de tout un canton fier de ses enfants, qui commémore leur sacrifice par un monument spectaculaire et une cérémonie d’inauguration imposante.

L’autre, modeste, relégué dans le cimetière communal à quelques pas de l’actuel “carré militaire” est édifié sur le tombeau de soldats morts obscurément, loin du sol natal, et dont le séjour à Luçon a pu donner lieu à contestation. Il est le fruit de la cotisation de quelques frères d’armes, survivants d’un conflit datant déjà d’un quart de siècle.

La courte étude que nous présentons essaie de préciser les circonstances de la mise en place de ces deux constructions, témoins bien caractéristiques de leur époque.

Le monument cantonal élevé à la mémoire des soldats morts pour la patrie lors du “funeste conflit” de 1870-71 se dresse à Luçon en face de la cathédrale. “L’idée de Patrie devant l’idée de Dieu” selon les termes du statuaire FULCONIS, créateur du groupe “La France soutenant un soldat mourant qui presse son drapeau sur sa poitrine”. En place depuis plus d’un siècle (1899), couvert de sa patine et amorçant sa dégradation, il passe maintenant quasi inaperçu, quelquefois oublié, intégré qu’il est dans le paysage de la place Leclerc.

Et pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi, puisque dès le 16 octobre 1897, lors d’une séance du Conseil Municipal, GANDRIAU propose d’élever, dans le cimetière, un monument à la mémoire des enfants de Luçon morts à la guerre de 1870-71. La requête est probablement inopinée puisque l’ordre du jour de la séance n’en comporte aucune mention. Peut-être pris de court, le député-maire de Luçon, DESHAYES, trouve l’idée “intéressante”, mais propose avant tout de faire établir un devis. Son adjoint PHELIPON le soutient aussitôt en évoquant la modestie des ressources de la ville. Il propose un financement par une souscription, quitte à compléter celle-ci. GANDRIAU se rabat alors sur la simple étude par l’architecte de la Ville, BORDELAIS, d’un projet de monument : stèle ou colonne.

La démarche est bien dans l’air du temps: En voici un exemple: Le 17 octobre 1897, a lieu une cérémonie patriotique sur la place Bellecroix[1]. Ce jour-là, 250 personnes : vétérans, sociétaires, pupilles de l’Union Fraternelle des vétérans de la guerre de 1870- 71, venues du Jardin Dumaine, se rangent face à la tribune où se tiennent les autorités et les dames.

La Société Philarmonique, dirigée par son fondateur, HOENIG, exécute l’hymne russe[2] puis la “Marseillaise”. Les sapeurs-pompiers présentent les armes[3]. DESHAYES passe tout ce monde en revue et procède à la remise de son drapeau à la section de Luçon des vétérans du conflit (47ème section). La cérémonie se poursuit par les discours, avec évocation de la “revanche nécessaire”; par une “messe militaire” et se termine par un banquet dans la “grande salle de la mairie”.

Le 1er février 1898, le président de la 47ème section des vétérans, BARREAUD, sollicite de la municipalité la concession d’un terrain pour édifier une colonne portant les noms des soldats luçonnais mort pendant la récente guerre.

Le 12 février 1898, le Conseil Municipal, se référant à la proposition GANDRIAU de l’année précédente constate son identité d’intention avec la 47ème section, mais il maintient son approche: souscription d’abord, décision ensuite.

L’architecte de la ville, BORDELAIS, établit deux projets simples (colonne ou pyramide tronquée) chiffrés à environ 2.000 francs. C’est la décision prise alors, de donner un caractère cantonal au monument, qui va permettre de recueillir des sommes plus importantes. D’où une réalisation qui sera plus élaborée, peut-être aussi plus conforme à l’aire couverte par la 47ème section de vétérans. Il s’agit donc d’adapter le projet aux fonds collectés.

En avril 1898 se constitue une commission extra-municipale, dite comité d’érection du monument. Elle est destinée à “piloter” l’affaire et comprend le député-maire de Luçon, DESHAYES; ses adjoints, JOLLY et PHELIPON; les président et vice-président de la 47ème section des vétérans (BARREAU et JOLLY) ; VRIGNAUD (industriel) ; DAVIAU (banquier) ; GANDRIAU (propriétaire) ; quatre notaires actifs ou honoraires (JOLLY, RICHARD, COTTINEAU, LOGÉ) le receveur de l’enregistrement (BAZILE).

Les communes du canton adressent les noms des victimes du conflit destinés à être gravés sur le socle. A Luçon même, l’annonce est faite au son du tambour de ville. Au total, 69 noms sont présentés, 50 sont retenus après un contrôle effectué au début de 1899, et qui semble n’avoir conservé que ceux des morts du fait de l’ennemi.

Toujours en avril 1898, la souscription cantonale est ouverte, les versements s’échelonnent de 0,50 francs à 100 francs. Les fonds sont versés à la banque DAVIAU, et la presse publie les listes de souscripteurs. La Ville de Luçon s’engage pour 500 francs, celle de Fontenay-le Comte pour 100 francs.

Dès juillet 1898, 3.500 francs sont atteints et le projet de monument est mis au concours : le comité d’érection doit faire son choix au début de septembre. L’”enveloppe” allouée est de 4.000 francs.

L’affaire semble intéresser, puisque des concurrents se manifestent non seulement en Vendée, mais encore depuis Tours et Paris. Finalement, six projets sont déposés, mais à l’approche du choix, le comité est saisi d’inquiétude: “Pour le jury, il n’y a que Mr JOLLY, Louis LOGÉ et deux ou trois autres… Ce sont toutes nos lumières”. Il décide de s’adjoindre deux architectes dont SMOLSKI, ancien Luçonnais installé aux Sables d’Olonne.

Trois prix sont décernés. C’est le projet FULCONIS-BORDELAIS qui est retenu et reçoit une médaille d’or. Ceux de BOUTIN et BALLEREAU sont récompensés respectivement par une médaille de vermeil, et une médaille d’argent.

Le statuaire du groupe monumental retenu est Victor FULCONIS “statuaire et professeur de dessin au lycée de la Roche-Sur-Yon”. Sa compétence est certaine : récompensé au salon de 1888, il a concouru pour le grand prix de Rome. Mais, absent de France pendant plusieurs années, il souhaite “conquérir une réputation”. Il présente au Salon et à l’Exposition Universelle une maquette du monument luçonnais. Et pour la même raison, il accepte une rémunération qu’il juge faible. L’architecte municipal, Emile BORDELAIS, réalise le piédestal.

En Octobre 1898, le devis “descriptif et estimatif est établi avec toutes ses précisions (fondations, matériaux; en l’occurrence pierre de Lavoux) et le marché est signé par le préfet de la Vendée, les réalisateurs FULCONIS et BORDELAIS, par l’adjoint au maire JOLLY.

Il faut maintenant choisir un emplacement. Si l’implantation des réalisations plus simples était prévue au cimetière ou sur le “petit champ de foire”[4], le monument choisi, plus élaboré, peut se situer au jardin Dumaine ou sur la place de la Bascule[5]. C’est FULCONIS qui emporte la décision : il est érigé en face de la Cathédrale.

A la fin de janvier 1899, la 47ème section des vétérans commence à réunir des fonds en prévision des fêtes de l’inauguration qui se rapproche. Elle organise une loterie dotée de 300 lots, exposés rue de la Roche[6]. Le billet est vendu 0,25 franc et le rapport escompté est de 2.000 francs. La ville ajoute 500 francs. Une querelle surgit: un journal juge indécente cette fête, basée sur de pareils commémoratifs. La 47ème section répond qu’il s’agit de marquer l’esprit de la jeunesse, et passe outre.

En avril 1899, le groupe sculpté est visible à l’atelier. Les commentaires surprennent : “le soldat est bien mort, mais il n’est pas raide. La France n’est pas une faible femme du noble faubourg St Germain. C’est bien la matrone aux puissantes mamelles, capable de nourrir tous ses enfants…”

Un chœur est constitué et commence à s’exercer. Luçon découvre les “produits dérivés” : on frappe des médailles en aluminium aux armes de la ville et des vétérans, vendues 0,25 franc.

La presse publie le programme des fêtes de l’inauguration, prévue pour le 14 mai 1899 :

–           Concours de tir avec prix offerts par le nouveau président de la république, Emile Loubet (La mort en février du Président Félix Faure, frappé “d’une apoplexie foudroyante” avait ému les esprits).

–           Réception à la mairie des autorités et des vétérans. Inauguration à 11 heures 30 du monument sur la place Bellecroix.

–           Banquet “par souscription”.

–           Visite au cimetière du monument aux morts des mobiles de l’Indre-et-Loire.

–           Lancer de ballons, distribution des prix du concours de tir, retraite aux flambeaux.

–           23 heures: feu d’artifice au champ de foire.

Les bonnes nouvelles s’accumulent, l’agitation s’accroît:

–           Le jury du Salon accepte la présentation des maquettes des groupes de FULCONIS.

–           Deux Luçonnais, JAQUEL, professeur au Collège, et GIBAU composent des poèmes patriotiques et les mettent en musique.

–           Les conscrits luçonnais de la classe 1898 invitent à la cérémonie leurs camarades du canton.

–           Les maisons particulières sont pavoisées ainsi que les rues, de la gare à la place Bellecroix.

–           Le 12 mai le monument est réceptionné.

–           Et même les cyclistes décorent leurs machines et en préparent l’illumination: un prix est à gagner.

Le jour de l’inauguration, le 14 mai, les autorités sont accueillies à la gare, puis à la mairie. Un cortège se constitue et se dirige vers la place Bellecroix. Sans respecter vraiment l’ordre des préséances, que les participants ont bien dû malmener eux-mêmes, on cite : Le colonel représentant le ministre de la guerre ; le préfet de la Vendée ; un amiral ; les élus (député, sénateur, municipalité) ; les réalisateurs du monument ; le président des mobiles de l’Indre-et-Loire ; les corps constitués (Justice, Education Nationale, Finances, Ponts et Chaussées, Postes, Chemins de fer) ; la Société philarmonique ; les choristes ; les Sapeurs-pompiers …

La statue est dévoilée, puis viennent quatre discours, dont celui du conseiller général BIRÉ “servi par un heureux organe”. Le banquet est préparé par deux restaurants luçonnais: la Tête Noire[7] et le Bœuf Couronné[8]. A l’issue, cinq toasts sont portés, plus brefs que les discours. En particulier le représentant des mobiles d’Indre-et-Loire, HÉRON, évoque le souvenir de ceux qui sont morts à Luçon.

Au cimetière, il cite “ce monument sous lequel reposent leurs cendres” et le confie à la ville de Luçon en évoquant la “revanche”.

La fête eût été parfaite si les écluses célestes ne s’étaient largement ouvertes: une pluie “battante” amène la suppression de la retraite aux flambeaux et du feu d’artifice.

Dès juillet 1899, la nécessité de protéger le monument apparaît : neuf et inhabituel, il attire l’irrespect ; les enfants jettent des pierres aux statues. Des hommes et des femmes “y étalent leurs grâces”. Les foires et marchés tenus sur la place Bellecroix n’arrangent rien. Le maire demande alors au ministre de la guerre des canons “hors d’âge” pour les planter en terre, les réunir par des chaînes, et constituer ainsi une clôture. Refus du ministre: ce matériel n’existe plus, et le bronze a des utilisations militaires.

En août 1900, l’architecte BORDELAIS réalise un entourage de bornes de fonte imitant des canons pour un montant de 700 francs, couvert en partie par la Ville (500 francs), en partie par une nouvelle souscription lancée par la 47ème section des vétérans, et qui révèle un certain essoufflement.

Telle est l’histoire de ce monument luçonnais aux morts du canton, tombés lors du conflit de 1870-1871. Avec celui du cimetière dédié aux mobiles d’Indre-et-Loire, il s’intègre à l’ensemble des autres monuments vendéens répertoriés concernant cette période (La Roche-Sur-Yon, Fontenay-le-Comte, Maillezais, Montaigu, St Laurent Sur Sevré, St Hilaire des Loges, Xauton-Chassenon).


[1] Actuelle Place Leclerc.

[2] La Russie est notre récente alliée. Sa flotte est venue en visite à Toulon en 1893.

[3] Encore armés, les sapeurs-pompiers sont le vestige de la garde nationale bourgeoise du début du siècle.

[4] Emplacement de l’ancienne église St Mathurin et de l’actuel monument aux morts de 1914-1918.

[5] Place du “poids public”, actuellement place Edouard Herriot.

[6] Actuelle rue Clemenceau.

[7] La très ancienne auberge de la Tête Noire, “mess” des officiers pendant la révolution occupait l’emplacement de l’actuel “magasin vert”, aujourd’hui abattu et remplacé par un parking le long de l’hôtel du Croissant.

[8] L’auberge du Boeuf Couronné occupait alors l’emplacement du restaurant “La Ciboulette”.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *